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numéro 139 - décembre 2016 - janvier 2017

Mémoire,

Mémoire, émotions et existence : trois thèmes intimement liés dans le premier tome autobiographique

de Boris Cyrulnik

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. Témoignage sur une vie bouleversée à l’enfance, mais aussi découverte de la place

cruciale des impacts émotionnels de nos vies… Entre vécus, souvenirs, représentations, parole et

devenir, un chemin de vie qui dévoile toute la complexité de nos existences humaines…

Entretien avec Boris Cyrulnik

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, propos recueillis par Anne-Sophie Rochegude

« Je suis né deux fois. Lors de ma première naissance, je

n’étais pas là. […] Ma seconde naissance, elle, est en pleine

mémoire. Une nuit j’ai été arrêté par des hommes armés. […]

Mon histoire est née cette nuit-là. »

Dans votre ouvrage autobiographique,

Sauve-toi, la

vie t’appelle

, l’idée de naissance, de seconde nais-

sance constitue l’incipit de votre récit : quelle sorte de

mémoire attachez-vous à cette naissance et pourquoi

utiliser ce terme ?

Je pense vraiment que je suis né deux fois. La pre-

mière fois, je n’ai pas de représentation de ma nais-

sance puisque je n’ai pas de mémoire de souvenir :

cela ne veut pas dire que je n’ai pas de mémoire, j’en

ai des traces, mais elles ne sont pas conscientes ;

elles organisent certainement des émotions sur com-

mande, des réactions émotionnelles, mais il n’y a pas

de souvenir. Alors que la deuxième fois, quand j’ai été

arrêté la nuit, j’avais alors 6 ans et demi, cela a consti-

tué la première surprise, le premier immense étonne-

ment de mon enfance. Je me suis dit : « pourquoi me

réveille-t-on la nuit de manière aussi absurde, pour-

quoi veut-on me tuer » ? Dès ce moment, cette énigme

dont je ne pouvais pas parler a organisé toute ma

mémoire consciente, ce qui a thématisé un premier

chapitre de mon existence. Première naissance, il y a

des traces dans ma mémoire, mais aucun souvenir ;

seconde naissance, il y a des souvenirs d’images et

de mots.

« Je me souviens d’une grosse dame qui cherchait les enfants

pour les rassembler sur une couverture étalée à terre.

Aujourd’hui, je dis que je me suis méfié de cette dame et de

cette couverture. Est-ce vraiment ce que j’ai ressenti cette nuit

de janvier 1944 ? »

Que fait naître le souvenir de votre vécu : des émo-

tions reconstruites ou renouvelées ? Autrement dit,

entre l’émotion revécue et son vécu réel, quelle diffé-

rence, quelle distance ?

Aujourd’hui, et pendant très longtemps, je me repré-

sentais ce scénario et je pensais que je n’avais pas

d’émotions : ce n’est pas possible ; logiquement, c’est

impossible. Mais aujourd’hui, c’est comme un scé-

nario d’images étonnant et l’image de ce film, de ce

théâtre de moi, provoque aujourd’hui une émotion qui

n’est certainement pas celle que j’ai éprouvée dans la

réalité quand j’étais enfant. Mais on fait tout le temps

cela : les émotions que l’on éprouve aujourd’hui ne

sont pas celles que l’on a éprouvées hier, même si les

images sont les mêmes.

« La jolie infirmière, près d’une ambulance, me fait signe. Je

dégringole les marches et plonge sous un matelas sur lequel

une dame est en train de mourir. Un officier allemand monte

dans l’ambulance et examine la mourante. Me voit-il sous le

matelas ? Il donne le signal du départ. »

Quelle émotion attachez-vous aujourd’hui au souve-

nir de cette journée où, pour échapper aux Allemands,

vous vous êtes caché d’abord sous le plafond de la

synagogue, puis sous le matelas d’une femme mou-

rante ?

Ce scénario d’images est imprégné de fierté. Sur

le moment, logiquement, j’ai eu peur, mais ce n’est

pas dans ma mémoire ; aujourd’hui l’émotion que

j’éprouve quand je me représente mon évasion, c’est

une fierté. Enfant, vers 9-10 ans, et pendant un cer-

tain temps après, je me disais que j’avais été plus fort

que l’armée allemande, puisque j’avais réussi à les

vaincre et à leur échapper. Ce n’est sûrement pas ce

que j’ai éprouvé dans le réel, mais aujourd’hui je m’en

sers comme un facteur de résilience : je suis capable

de dominer l’armée allemande, j’avais 6 ans et demi

et j’étais plus fort qu’eux. Mais ce raisonnement, cette

émotion d’enfant est provoquée aujourd’hui par la

représentation que je m’en fais : si je ne m’étais pas

évadé, ou que j’ai réussi à survivre dans un autre

concours de circonstances, je n’aurais pas cette fierté.

L’émotion et la mémoire sont des remaniements

constants, et c’est toujours à partir « d’aujourd’hui »

que je remanie la représentation de mon passé et les

Dossier : émotions

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Pour comprendre

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